4. La première génération d'ordinateurs

La première partie de l'histoire de l'objet industriel « ordinateur » est traditionnellement découpée en périodes, appelées « générations », qui recoupent à la fois une base technologique, une approche des usages et une forme de diffusion commerciale. En caricaturant à l'extrême, la gestation de l'ordinateur va de 1936 (l'article de Turing) à 1945 (le rapport de von Neumann) ou 1948-49 pour les premiers ordinateurs à proprement parler. La première génération correspond aux premières mises en œuvre de l'architecture de von Neumann à base de tubes à vide, jusqu'à la fin des années 1950. On parle généralement de deuxième génération pour désigner les ordinateurs utilisant des transistors (à partir de 1959) et de troisième génération pour ceux utilisant des circuits intégrés (1966). Elles correspondent à de très “gros” ordinateurs, chers et de diffusion limitée. Nous verrons plus loin que les choses changeront en 1971 avec l'emploi de micro-processeurs, qui permettront l'émergence des micro-ordinateurs et l'extension des publics et des usages. Revenons, pour l'instant, à la première génération d'ordinateurs, qui utilise des tubes à vide pour mettre en œuvre les circuits dits « logiques », les circuits qui stockent et manipulent l'information.

Au cours de l'histoire des TIC trois fées se passent le relais… souvent deux s'opposent à une troisième : la fée militaire, la fée scientifique et la fée marchande. Avec von Neumann, les deux premières gagnent contre la troisième et assurent aux ordinateurs un bel avenir. La logique commerciale aurait voulu que l'invention des ordinateurs relève d'un brevet. Ceux-ci seraient alors probablement longtemps restés la propriété de quelques uns et n'auraient pas connu le foisonnement considérable qu'on a pu observer (certes largement dominé par IBM). À l'époque John Eckert et John Mauchly, les pères de l'ENIAC et porteurs de son successeur, l'EDVAC, tentèrent effectivement d'imposer un brevet. Von Neuman, qui était un universitaire, adhérait lui à l'éthique scientifique de la libre circulation des idées. Il publia en urgence le fameux rapport sur la nouvelle architecture au titre d'un contrat militaire, donc gouvernemental, ce qui, aux États-Unis d'Amérique, impose une publication dans le domaine public (pour tout ce qui n'est pas secret, bien sûr). Il donna également de nombreuses conférences sur le sujet, plantant ainsi généreusement la graine de l'ordinateur.

Cette concurrence entre la logique marchande des brevets et la logique publique de non-patrimonialité des idées[13] ne sera tranchée par la justice (en faveur du domaine public) qu'en 1947. Entre temps l'EDVAC, qui fut le premier ordinateur conçu, prit un retard considérable — il ne sera opérationnel qu'en 1951 [Breton, pp. 87-89]. De fait, l'honneur d'être le premier ordinateur opérationnel lui fut ravi par le Manchester MARK 1, projet soutenu, en Grande Bretagne, par la Royal Society. Le premier programme enregistré fut exécuté sur cet ordinateur le 21 juin 1948 [Breton, pp. 92-93]. Retenons toutefois que cet honneur n'est que commémoratif ; en termes d'histoire des technique cela n'a pas grand sens de couvrir de lauriers ce projet particulier : les tout premiers ordinateurs ont été développés en même temps sur une durée suffisamment longue pour qu'aucun ne puisse réellement prétendre être à l'origine des autres. On trouve d'ailleurs des palmarès différents selon les auteurs, en fonction de ce que chacun considère comme déterminant. Les tout premiers ordinateurs sont, par ordre alphabétique : le BINAC (suivi par l'UNIVAC, Eckert et Mauchly), l'EDSAC (Cambridge), l'EDVAC, la machine IAS (Princeton, von Neumann) et le Manchester MARK 1 [Breton, pp. 87 sqq.]. Le seul acte de naissance incontestable, que nous retiendrons, est le rapport de von Neumann.

La fée scientifique, en particulier von Neumann, assura une large diffusion à la nouvelle conception[14]. La fée militaire, elle, assurait le financement d'une très grande part de l'investissement en recherche et développement nécessaire pour concevoir les nouvelles machines. IBM, notamment, s'engage dans l'aventure des ordinateurs via un contrat pour l'armée étatsunienne (pour produire l'IBM 701). Rappelons qu'IBM était au départ un fabriquant de machines de bureau (comme son homologue français Bull).



[13] En réalité, si les idées développées sur fonds publics sont en pratique hors du champ patrimonial, la théorie est différente : les Étatsuniens considèrent que ce qui a déjà été payé une fois par le contribuable au travers d'un contrat avec l'État n'a pas à être payé une seconde fois au titre de la rémunération d'un brevet.

[14] Von Neumann sera aussi, très directement, le père de l'ordinateur IAS de Princeton.