Les paradoxes et le savoir
Étude historique, épistémologique et
logique
résumé de thèse de doctorat
Yannis Delmas-Rigoutsos (site)
22 décembre 1997
Notre travail de thèse de doctorat est ici présenté
et résumé point par point en suivant le plan original.
[Les notes apparaissent après les paragraphes
concernés]
I. Prologue
I.2. Position du problème
I.2.ii. Définition de notre objet
Le but de notre thèse est d'analyser la production de discours concernant
les paradoxes par les intellectuels occidentaux. Ceux-ci seront nos sujets
d'étude. Un texte ne sera jamais lu pour lui-même, dans l'absolu,
mais sera, au contraire, toujours considéré en tant qu'il
est interprété par un tel sujet. C'est la donnée d'un
texte et d'un sujet qui constituera un paradoxe.
Dans ce cadre, le paradoxe est pour nous un énoncé écrit
ou oral présentant de façon assertive une situation concrète
facilement compréhensible : même si les sujets ne s'accordent
pas sur le sens profond à donner à cet énoncé,
nous demandons que sa signification superficielle leur soit immédiatement
accessible. Il est également un phénomène cognitif
: quand il est présenté à un sujet, il déclenche
automatiquement chez lui un phénomène réflexif important
suscité par un sentiment de paradoxal, une forme de perplexité.
Celle-ci naît de ce que malgré une satisfaction intellectuelle
du sujet (traduisant une analyse convaincante du paradoxe), celui-ci éprouve
une insatisfaction cognitive (traduisant un conflit des représentations
concernant le paradoxe). Le paradoxe est enfin un phénomène
social par le rôle des discours qu'il suscite, qu'il permet ou qu'il
nécessite.
Précisément, nous définirons le paradoxe comme
une histoire simple et brève (dont l'interprétation
est pourtant grandement variable entre les individus) recelant une contradiction,
source de perplexité, c'est à dire une opposition
forte parmi les représentations suscitées par l'histoire.
I.2.iii. Définition de notre sujet
Notre thèse vise à montrer que les paradoxes, tels qu'ils
sont interprétés par les sujets, se répartissent en
trois classes engendrant des réactions spécifiques chez les
sujets, aussi bien sur le plan psychologique ou cognitif que socio-historique.
Nous basons cette classification sur une analyse logique à gros
traits de l'histoire du paradoxe, ainsi que sur la notion d'errance
(qui marque la séparation entre satisfactions intellectuelle et
cognitive).
La première phase logique de l'histoire d'un paradoxe est la
présentation d'une situation, servant de point de départ,
d'hypothèses, à toutes les considérations exposées
ultérieurement. Si ce point de départ suscite chez le sujet
des représentations contradictoires, il y a errance dans
les représentations du monde (cosmos, en grec) par le sujet,
et le paradoxe sera qualifié de paracosmie.
La seconde phase logique d'une histoire paradoxale, est le raisonnement
qui conduit le sujet d'une conception éventuellement non problématique
à un constat contradictoire. Cette phase s'apparente à une
démonstration : elle est constituée d'étapes dont
le principe est (intellectuellement) admis par le sujet. Si cette phase
introduit un glissement significatif de représentations cohérentes
à des représentations contradictoires (à tort ou à
raison), il y a errance dans le raisonnement (logos, en grec)
du sujet, et le paradoxe sera qualifié de paralogie.
Enfin, dans une troisième phase logique, le sujet tire les leçons
de la phase démonstrative, élabore ses conclusions. S'il
se fourvoie entre ses moyens logiques et les attendus qu'il leur confère
ou si, simplement, il ne peut parvenir à aucune conclusion raisonnable,
il y a errance dans la phase conclusive, et le paradoxe est une
paradoxie (ce terme souligne que l'errance est de l'ordre de l'opinion,
doxa en grec).
I.2.iv. Présentation de notre trajet
Les trois parties de notre thèse reprennent ces trois classes. Pour
chacune, il s'agit de la décrire, c'est à dire de rendre
opératoire notre classification, et d'exposer ses traits particuliers,
c'est à dire de montrer la pertinence de notre partition.
II. Les dilemmes logiques
II.1. Présentation des dilemmes
Les dilemmes sont clairement attestés depuis l'Antiquité.
Eubulide (4e s. AEC) propose ainsi le célèbre
paradoxe du Menteur souvent présenté à l'époque
moderne sous la forme du paradoxe d'Epiménide (le célèbre
Crétois Epiménide dit "tous les Crétois sont des menteurs").
L'étude de ce dernier souligne que l'existence d'un paradoxe dans
un énoncé dépend considérablement de la lecture
qu'en fait le sujet : si celui-ci l'entend précisément, alors
l'énoncé n'est pas paradoxal puisque la négation de
la phrase épiménidienne est "certains Crétois ne mentent
pas", ce qui est vrai, tandis que si le sujet l'entend de manière
imprécise, la négation sera entendue (sensiblement) comme
"tous les Crétois disent vrai", qui entretient le paradoxe. Nous
insistons également que même quand le paradoxe semble être
"résolu", ici par une précision sémantique, ceci ne
constitue pas un traitement de fonds : le cas où un seul Crétois
serait en train de parler fait resurgir le paradoxe.
Les dilemmes présentent en eux-même un intéressant
paradoxe, que nous nommons le "paradoxe des paradoxes" : Ils semblent
parfois n'avoir intrinsèquement pas de solution, ce à quoi
pourraient répliquer de nombreux penseurs "on ne peut dire cela,
voyez ma solution,
" et de là une quantité de "solutions"
fort différentes,
qui pour trancher nécessitent de reprendre
le paradoxe à zéro. Chaque solution, considérée
entre autres, semble éclairer toujours moins le paradoxe alors que,
considérée seule, elle semble le résoudre.
II.2. Les différents types de dilemmes
II.2.ii à iv. La structure des dilemmes
Les dilemmes logiques, en première analyse, sont les paradoxes basés
sur une autoréférence (une des conclusions intermédiaires
de la démonstration du paradoxe fait référence à
elle-même) en général apparente.
Cette autoréférence n'est pas toujours directe : elle
peut nécessiter un certain nombre d'intermédiaires, de relais
(A dit B vraie et B dit A fausse, C se dit fausse sachant D, etc.). Par
ailleurs le nombre et la qualité de ces relais dépendent
toujours du niveau d'analyse auquel on décide de se placer ; il
n'est pas intrinsèque (faut-il expliciter le modus ponens
ou le considérer comme évident, etc.).
La modalité de l'autoréférence n'est pas
seulement affirmative (A dit B vraie, resp. fausse), elle peut également
concerner une croyance ou une connaissance, un doute, un devoir, une promesse
ou un serment, etc. Cette modalité n'est pas nécessairement
déclarative mais peut aussi résulter du sens donné
à certains mots ou du contenu de certains concepts ("Dieu est omnipotent
mais peut-il créer un roc que nul (y compris Lui) ne puisse soulever
?").
Si on considère la modalité "est démontrable" le
théorème d'incomplétude de Gödel est un tel dilemme
(il se ramène pour l'essentiel à "cette proposition n'est
pas démontrable"). Si le sujet possède l'intuition du théorème
de Löb1, alors la contradiction est seulement légère,
et il n'y a pas dilemme ; dans le cas contraire, elle est forte et le paradoxe
est proche du Menteur, tout en ayant la force d'un théorème
mathématique.
[1 Si T est récursivement axiomatisable,
le théorème de Löb affirme que si dans T on peut démontrer
que A est vraie dès qu'elle est démontrable dans T, alors
c'est que A est vraie dans T]
De plus, l'autoréférence n'est pas nécessairement
donnée immédiatement : elle peut nécessiter un traitement
volontaire de décodage (traduction, anagramme, symbole, calcul ou
démonstration, etc.). Toute la performance de l'énoncé
peut être convoquée pour en faire un paradoxe, et ce par un
procédé qui n'est pas nécessairement explicitement
fourni au sujet.
Enfin, nous insistons que cette autoréférence n'est pas
seulement négative. Les adages de Buridan (comme "cette phrase est
vraie") engendrent également des dilemmes. La contradiction que
recèlent les dilemmes n'est donc pas tant logique que pragmatique
: elle résulte d'une opposition de conclusions.
Affirmer que les phrases dont la signification repose sur une autoréférence
n'ont pas de sens ne peut être, en soi, une solution aux dilemmes.
En effet leur modalité d'autoréférence peut être
renforcée de façon à retrouver le paradoxe (le Menteur
et l'Adage peuvent se renforcer en "cette phrase n'a pas de sens" ou "cette
phrase a un sens").
II.2.v. Les solutions par reformulation non problématique
Dans la mesure où la paradoxalité d'un énoncé
dépend de son interprétation, nombre de dilemmes sont résolus
en les interprétant d'une façon non problématique
(l'Epiménide peut être entendu précisément).
Cependant ces solutions s'avèrent toujours fragiles : le paradoxe
peut généralement être ressuscité soit par une
reformulation de la reformulation (reformulations successives) soit
par une reformulation concurrente (reformulations parallèles).
III.3. Aspects historiques de la discussion des dilemmes
L'opinion est dominante que la discussion des dilemmes est
continue depuis l'Antiquité ; ceci est doublement faux. D'une part,
seules trois époques historiques de discussion apparaissent en Occident
: l'Antiquité grecque (du 5e s. AEC au 3e
s. AEC, peut être au-delà mais en tout cas pas plus tard que
le 2e ou 3e s. EC), le Moyen âge scolastique
(de la fin du 12e s. au milieu du 15e s.) et le 20e
s. Entre ces époques certains paradoxes ont pu être sporadiquement
évoqués sous forme d'énigmes, mais il n'existe aucune
trace d'une discussion écrite construite. D'autre part, la discussion
à chacune de ces époques est séparée des discussions
antérieures qui apparaissent d'abord incommensurables : le débat
commence toujours quasi tabula rasa.
III.3.ii. Les insolubles au Moyen Âge
Notre notion de dilemme inclut essentiellement ce que les
penseurs médiévaux appelaient "insolubile". Dans le
cadre des formidables investigations logiques de cette époque, ceux-ci
constituent une question à part, d'une grande importance théorique.
Ils sont envisagés généralement froidement comme un
type particulier de "sophisme". L'angle initial d'étude n'en fait
pas une question philosophique centrale.
La première approche théorique médiévale
aurait été celle de la "cassatio" (cassation, annulation)
qui décrétait simplement les insolubles nuls ou vides de
sens : celui qui profère un Menteur ne dit rien, ou : il est impossible
de proférer (réellement) un Menteur.
Très vite cette solution, qui était commune
d'après les sources, est tournée en ridicule et se développent
des solutions de "restrictio" (restriction) dont l'objectif est
de délimiter l'usage correct du langage. Les insolubles découlent
selon ces analyses d'un mauvais usage des règles des obligations
(du débat universitaire) ; selon les cas : un tout ne peut faire
référence à une de ses parties, une proposition ne
peut faire référence qu'à une proposition antérieure,
le sens d'une proposition est la cause de son adéquation au monde,
il faut distinguer deux sens de la modalité d'assertion, etc.
Ces solutions s'avèrent toutes trop fortes et/ou
trop faibles : elles ne peuvent bloquer certains insolubles (généralement
les Menteurs à relais) ou, au contraire, bloquent jusqu'à
des propositions élémentaires ("toute proposition est vraie
ou fausse"). Une nouvelle approche devient nécessaire ; elle sera
lancée par Bradwardine qui refuse de se placer au niveau du paradoxe
et décide de l'étudier systématiquement d'une perspective
métalinguistique. Son analyse, pour la première fois dans
cette discussion, se fonde sur une théorie de la vérité.
Cette approche est principalement développée par Roger Swyneshed,
Heytesbury, et, dans une moindre mesure, Albert de Saxe. Ces théories
sont des théories de la vérité par correspondance
(le vrai et le faux sont définis en termes d'adéquation à
ce qui est).
Un trait marquant de la discussion médiévale
est la référence constante à Aristote et à
sa solution, dite secundum quid et simpliciter, qui ne doit pas
faire illusion ; ce terme est toujours employé comme référence
d'autorité : chaque auteur lit sa solution chez le Stagirite, en
particulier les plus novateurs tels que Bradwardine.
III.3.iii. Le pseudomenon et les antinomies antiques
Le paradoxe du Menteur apparaît en Occident comme une
expérience de langage développée par Eubulide de Milet
(4e s. AEC), philosophe de l'école de Mégare.
Cette école, dans la lignée des Eléates, développe
de nombreux arguments servant d'exemples à la réflexion rationnelle
ou de contre-exemples à certaines thèses. Leur uvre et plusieurs
de leurs objectifs théoriques, dont les études logiques,
seront prolongés par les stoïciens. Le paradoxe d'Epiménide,
s'il se réfère bien à une évocation par saint
Paul d'une célèbre formule d'Epiménide de Cnossos
(fl. 7e-6e s. AEC), parfois compté parmi les
Sept Sages de l'Antiquité, n'est cependant pas attesté, en
tant que paradoxe, avant l'époque moderne.
La première trace écrite d'une discussion
d'un dilemme logique remonte à Aristote (vers 330 AEC). Cet auteur
suggère une discussion antérieure. Lui-même, malgré
des interprétations diverses de sa contribution, propose une reformulation
fondé sur une distinction (ou temporelle ou sémantique).
Son successeur, Théophraste d'Erèse (fin 4e-début
3e s. AEC), écrit un ouvrage de trois volumes sur la
question, ce qui suggère au moins une solution par restrictio.
Chez les stoïciens, il semble que le débat sur les paradoxes
ait été très important : leur solution sera comptée
comme un de leurs principaux achèvements (cf. Lucien, Cicéron).
Chrysippe le stoïcien (3e s. AEC), le plus fameux logicien
de l'Antiquité aurait écrit deux introductions et quatre
ouvrages de plusieurs tomes sur cette seule question. Il semble avoir dépassé
la restrictio et avoir traité les dilemmes logiques au moyen
de sa théorie de la signification.
III.3.iv. Le Menteur moderne
Les contributions modernes à la discussion des dilemmes
logiques sont principalement produites dans le contexte de la philosophie
du langage, et s'intègrent essentiellement à la philosophie
anglo-saxonne ou analytique. Malgré quelques traitements antérieurs
sporadiques (Peirce au 19e s.), la discussion des dilemmes prend
place à la toute fin du 19e avec les paradoxes de la
théorie des ensembles, dans un contexte de crise (la "crise des
fondements").
Quelques solutions de cassatio sont proposées
(dans un fameux débat entre Russell et Poincaré) mais vite
écartées. Russell propose successivement diverses solutions
de restrictio, dont la théorie des types. En 1925, Ramsey
sépare les dilemmes en paradoxes "logiques" et "sémantiques".
Au premiers seront appliquées les théories de Russell (simplifiées
par Ramsey), qui seront relayées, pour les seconds par la théorie
des niveaux de langage de Tarski (1933-1935, c'est la fameuse distinction
langage/métalangage). Ces trois contributions constituent l'état
classique de la discussion ; il s'imposera pendant une trentaine d'années
dans la discussion et est toujours largement accepté hors de celle-ci.
Durant ce laps de temps, la solution tarskienne, qui pouvait être
lue comme une restrictio, prend toute sa signification de théorie
de la vérité. La notion de vérité, sur
laquelle de nombreux soupçons (théoriques) s'étaient
posés, est pleinement réhabilitée. Vers les années
1960, elle montre de nombreuses faiblesses théoriques et d'autres
théories de la vérité prennent sa succession (sans
être largement acceptées). L'autoréférence,
largement considérée comme incohérente jusqu'alors
(mais abondamment convoquée par les sciences humaines), est réhabilitée.
Dans les années 1970 se développent, alternativement aux
théories de la vérité à niveaux de langage,
des théories basées sur l'existence de lacune de valeur de
vérité (gap theories, litt. "théories du trou").
Très vite ces théories dérivent vers une évaluation
l'extension de la vérité. La discussion entre alors dans
une quatrième phase : le calcul de la vérité.
La principale contribution dans cette voie sera la théorie de la
vérité comme point fixe proposée par Kripke.
La discussion moderne présente plusieurs phénomènes
remarquables. Tout d'abord, nous relevons une considérable inflation
théorique, auteur par auteur, à mettre probablement en parallèle
avec le fait qu'aucune théorie ne s'impose durablement. Nous observons
ensuite que notre époque est très intéressée
par la production théorique des époques précédentes
(ou au moins par l'existence de celle-ci). Pour autant, les relations historiques
que l'on peut trouver dans les articles de discussion, voire dans certains
articles historiques, sont généralement infondées,
souvent erronées et parfois proprement fantaisistes, et ce malgré
l'existence de travaux historiques de qualité aux même dates.
Ainsi : le Menteur n'est pas, historiquement, l'Epiménide et ce
dernier n'est pas connu depuis l'Antiquité (saint Paul n'expose
pas un paradoxe) ; Epiménide n'est ni un être fabuleux, ni
l'auteur du paradoxe ; Occam ne fut pas le chef de file du combat de l'autoréférence
; etc.
III.4. Analyse des dilemmes
III.4.i. Les principaux traits historiques des discussions
des dilemmes
Dans les contextes stoïcien, scolastique et logiciste la question
des dilemmes apparaît comme importante théoriquement. Dans
les trois cas la discussion est portée par des écoles composées
de penseurs-artisans nombreux plutôt que de savants-artistes isolés.
Dans la discussion, aucun accord sur une solution particulière n'apparaît.
Celle-ci est marquée par trois phases principales dans les approches
du problème, la cassation des énoncés paradoxaux,
la restriction de l'autoréférence et l'élaboration
de théories de la vérité, éventuellement suivies
par une phase où l'on s'intéresse plus à l'extension
de la vérité qu'à sa définition. Dans tous
les cas, cependant, la production théorique sur les dilemmes vise
toujours leur résolution.
III.4.ii. Dilemmes logiques et paradoxies
Après avoir étudié les dilemmes par l'exemple, nous
montrons qu'ils sont exactement les paradoxies de notre classification.
Nous soulignons d'abord que la contradiction des dilemmes est pragmatique
: le sujet ne peut résoudre de façon ferme et définitive
la perplexité sémantique issue de ces paradoxes. Nous montrons
ensuite que ces paradoxes ne sont ni des paracosmies ni des paralogies
mais bien des paradoxies. Nous voyons enfin que les paradoxies sont des
dilemmes.
Nous arguons en conclusion que l'attaque directe de ces paradoxes est
intrinsèquement vouée à l'échec en ce qu'elle
interdit de les normaliser, d'en faire des phénomènes linguistiques
"normaux".
III. Les paracosmies
III.2. Typologie des paradoxes scientifiques et cognitifs
Les paradoxes scientifiques ou, plus généralement,
les paradoxes cognitifs sont ceux qui révèlent un
conflit entre des faits admis par le sujet.
III.2.ii. Les paradoxes affirmants
Le cas le plus évident de tels paradoxes est ceux
qui explicitent une contradiction entre l'intuition du sujet et les faits
tels qu'ils sont présentés par une théorie (confirmée
par l'expérience ou au moins tenue pour "vraie" par le sujet). Cette
présentation peut prendre la forme d'une observation (p.e. expérimentale,
comme dans les paradoxes de la relativité), de la référence
à des structures universelles de la pensée (p.e. des principes
de symétrie comme dans les paradoxes de l'irréversibilité),
d'une démonstration (p.e. dans les paradoxes mathématiques),
d'une référence à un système admis (tel qu'une
axiomatique).
Cette affirmation n'est pas nécessairement forte
et n'a pas nécessairement à convaincre le sujet, elle se
contente parfois de rappeler un fait connu ou de susciter une croyance
déjà lattente. Entre un pôle d'autorité et un
pôle de révélation, existe toute une gamme de tels
paradoxes.
Ces paradoxes soulignent combien des théories apparemment
essentiellement techniques baignent en fait dans un substrat culturel extrêmement
riche et contradictoire en de nombreux points avec ce qu'elles affirment.
Les paradoxes sont largement utilisés pour défendre les conclusions
de ces théories contre l'intuition du sujet qui, sinon, les déformerait
(à son insu). Pour autant ces paradoxes ne combattent pas nécessairement
ces intuitions opposées et, au contraire, les instrumentalisent
souvent pour accroître leur force.
III.2.iii. Les paradoxes réfutants
Les paradoxes scientifiques n'apparaissent pas systématiquement
comme des affirmations ; certains sont d'abord la réfutation de
conceptions du sujet sur la base d'une expérience de pensée.
Les représentations qui sont ici mises en jeu sont donc seulement
celles du sujet. Dans ce cadre on sort souvent du champ des sciences pour
trouver des paradoxes relevant de l'intuition "quotidienne" (y compris
pour des paradoxes présentés sous un habillage technique
comme le paradoxe de Simpson3). Ces paradoxes réfutent
souvent des symétries, des analogies ou des coïncidences établies
indûment. Ils montrent combien des concepts centraux et omniprésents
se révèlent contradictoires.
[3 Qui peut s'énoncer : «Si la
boîte B1 contient, en proportion, plus de bonbons à
la menthe que N1 et B2 que N2, il peut
arriver que la réunion de B1 et B2 en contienne
moins que celle de N1 et N2.»]
III.2.iv. Les paracosmies, au-delà de réfutations
et affirmations
Nous montrons par quelques exemples qu'il existe un continuum
de paradoxes entre les deux catégories de paradoxes cognitifs, affirmants
et réfutants. En plus de dépendre, comme toute notre analyse,
du sujet interprétant le paradoxe et de l'approche qu'il choisit
d'adopter, celui-ci peut relever des deux catégories sous des aspects
différents : les représentations du sujet ne sont pas données
"complices de notre connaissance".
Nous définissons finalement les paradoxes cognitifs
comme les paradoxes relevant de l'explicitation au moyen d'une expérience
discursive d'une antinomie entre "faits" présentés comme
des vérités. Ces faits peuvent être de tous ordres,
aussi bien factuels (expériences, événement, etc.)
que structurels (relations entre objets abstraits). Ils doivent seulement
pouvoir être assumés par le sujet, qu'ils émergent
de ses représentations, qu'ils soient crus explicitement, qu'ils
soient reçus d'autorité ou par une démonstration,
etc. Les phases démonstratives de ces paradoxes sont généralement
simple et gagnent par là d'autant de force.
III.3. Analyse des paracosmies
III.3.i. Analyse d'exemples historiques
Le premier trait marquant des discussions des paradoxes scientifiques et
a fortiori cognitifs est leur extrême éclatement. Ceux-ci
ne sont discutés que domaine théorique par domaine théorique,
voire paradoxe par paradoxe. Il nous était donc impossible d'étudier
l'histoire d'un grand nombre d'entre elles : nous nous sommes limité
à observer la discussion des paradoxes cinématiques de Zénon
d'Elée et du paradoxe du ciel en feu4 (dit d'Olbers).
[4 Dans sa version élémentaire
: s'il y a des étoiles dans toutes les directions du ciel, comme
ces étoiles brillent sensiblement de la même intensité,
tout le ciel devrait avoir la même luminosité en chaque point
que dans la direction du soleil, et donc «être en feu».]
Ces discussions montrent notamment les faits suivants. Malgré l'immense
variété de leurs interprétations, le sens immédiat
de l'histoire du paradoxe est bien lu de la même façon par
tous. Dès qu'une solution est perçue par le sujet la difficulté
du paradoxe disparaît pour lui au point qu'il lui parraît le
plus souvent évident et ce quand bien même les plus grands
esprits auraient pu le considérer comme délicat (ceci est
vrai aussi bien dans le domaine que de la part de commentateurs, historiens
par exemple). Les solutions de ces paradoxes sont toujours la simple expression
de la lecture de l'histoire du paradoxe au travers d'une grille de lecture
théorique. En particulier les grandes solutions de ces paradoxes
suivent l'évolution des grandes conceptions du domaine théorique.
D'autre part, chaque penseur tend à lire ses propres questions dans
tout paradoxe scientifique.
III.3.ii. La pédagogie comme imposition habituelle
Nous rapprochons ici le paradoxe de Gallilée5 de l'énigme
enfantine du kilo de plomb et du kilo de plume et d'un équivalent
sensori-moteur de ces paradoxes : ils suggèrent qu'une telle énigme
est largement employée pour imposer une grille de lecture du "pesant"
qui n'est pas (initialement) intuitive. Nous interprétons de la
même façon le paradoxe suscité par l'expérience
de Müller-Lyer.
[5 Celui-ci démontre que si la vitesse
de chute dépend de la masse d'un corps alors il tombe d'autant plus
lentement qu'il est lourd. Il suffit pour cela de considérer deux
masses différentes reliées par un fil : le fil se tend «donc»
l'ensemble tombe moins vite que l'une de ses parties (plus légère).]
III.3.iii. Conclusions sur les paracosmies
Un lieu commun veut que les paradoxes soient des failles qui permettent,
par la critique, le renouvellement des théories. Les faits montrent
le contraire : les paradoxes ne précèdent pas les évolutions
de leur théorie-cadre, ils les suivent et ne sont qu'accessoirement
les contradicteurs des opinions précédentes. Il est notable
qu'ils sont généralement diffusés avec une solution.
Le discours sur ces paradoxes est toujours marqué par la volonté
d'une solution, mais il ne s'agit jamais ici de la trouver directement.
Celle-ci, pour les sujets, doit toujours être déduite d'une
théorie générale servant à interpréter
la petite histoire du paradoxe.
Les paradoxes scientifiques ne sont pas toujours discutés pour
leur contenu réel mais sont parfois chargés d'une valeur
emblématique. Comme les paradoxes classiques de la Mécanique
Quantique, ils servent alors de point de départ conventionnel à
des discussions théoriques de fond.
Le rôle d'un paradoxe peut être d'imposer une grille de
lecture (il y a imposition pédagogique) mais qu'il ne tend
pas pour autant à combattre (directement) les lectures intuitives
opposées, mais bien plutôt à s'appuyer sur elles pour
augmenter sa prégnance et donc impact sur le sujet et de là
sa persistance et sa propagation (phénomène de retenue
pédagogique).
Nous montrons enfin que les paradoxes cognitifs correspondent à
la classe des paracosmies que nous avons définie. Ils ne rencontrent
pas les paradoxies ni les paralogies.
IV. Les paralogies
IV.1 et 2. Définition et présentation de cas
Selon notre approche les paralogie ne sont pas définies
(normativement) comme découlant d'une erreur de raisonnement mais
comme recélant une errance dans le raisonnement, un découplage
entre ce que le raisonnement produit et ce qui en est attendu par le sujet.
De plus, nous ne considérons pas de système de déduction
normativement fixé mais considérons des étapes de
raisonnement découlant de règles admises (à "tort"
ou à "raison") par le sujet. Le paradoxe découle de la différence
entre la représentation de ces règles et l'idée qu'il
s'en fait : il est satisfait intellectuellement, mais insatisfait
cognitivement.
Les éléments les plus usuels et les plus
"sûrs" du raisonnement sont susceptible d'engendrer des paralogies.
Ainsi la notion même d'identité et d'individu est problématique
comme le montre l'exemple du bateau de Thésée (dont toutes
les pièces ont été remplacées au moins une
fois). La notion de désignation n'est pas moins problématique
comme le montre l'exemple de l'Electre ("Electre ne connaît pas cet
homme voilé, mais celui-ci est Oreste, donc Electre ne connaît
pas son frère"), discuté sous des formes diverses depuis
l'Antiquité. Les prédicats eux-mêmes, toujours vagues,
peuvent être sources de paralogies comme le montrent les paradoxes
sorites (par exemple "1 est un petit nombre, or un petit nombre plus 1
reste petit, donc 2 est petit, 3 de même,
et 100 est toujours petit").
Sur les exemples élémentaires les commentateurs
s'accordent dans une large mesure sur la fausseté de l'argument
mis en jeu par la paralogie. Ceci n'est pas le cas général
: les paralogies les plus évoluées opposent souvent deux
raisonnements entre lesquels se partagent les penseurs. C'est en particulier
le cas des paradoxes de Leslie et de Newcomb, actuellement en débat.
IV.3. La preuve ontologique de l'existence de Dieu
La preuve ontologique de l'existence de Dieu, formulée
par saint Anselme au 11e s., et sa discussion, particulièrement
à la suite de Descartes (17e s.), montrent tous les aspects
d'une paralogie, ce qui en fait l'exemple le mieux documenté.
Nous présentons dans notre thèse les grandes
lignes de cette discussion.
IV.4. Conclusions
Le premier point marquant est qu'une paralogie est aussi
futile pour certains penseurs qu'elle est cruciale pour d'autres, sérieux
voire de premier plan.
La discussion voit s'opposer deux "camps" entre lesquels
le débat et faible et évolue lentement, voire n'évolue
pas du tout. Chacun tend à voir sa position comme évidente
(et la développe d'autant moins) et les penseurs de l'autre "camps"
comme fous, insensés.
La discussion des paralogies ne rencontre pas le domaine
expérimentable et reste largement dans l'"invérifiable".
Bien que les sujets aient généralement le sentiment que le
paradoxe résulte d'une erreur de raisonnement, le débat le
concernant ne se place qu'exceptionnellement dans un cadre logique. Le
cadre est, au contraire, souvent extrèmement large et utilise des
considérations issues de domaines du savoir très variés.
V. Conclusion générale
V.1.i. Les groupes phénoménaux et classes structurelles
Tous les paradoxes que nous avons étudiés rentrent
de façon claire dans l'une de nos trois classes à l'exception
près des paradoxes de seconde génération qui
semblent, à première vue, être des dilemmes logiques
mais sont en fait des paracosmies, comme le montre une analyse plus poussée.
Notre tripartition est donc opératoire. Les traits que nous catalogons
dans cette partie montrent qu'elle est également pertinente.
V.1.ii. Vie et survie du paradoxe
Tant qu'un paradoxe d'est par résolu de façon
satisfaisante par un sujet, il reste vivant. S'il est suffisamment fort
et universel, il sera transmis à d'autres sujets. L'universalité
découle de la simplicité de son énoncé. Ce
qui fait sa force est différent dans les trois cas : pour les paradoxies
il s'agit du sentiment de symétrie ou d'identité des "deux"
propositions opposées, pour les paracosmies de la différence
d'enracinement des théories confrontées, pour les paralogies
de la similarité de l'attachement aux règles menant aux conclusions
opposées. Corollairement à ce point nous noterons que les
paradoxies se distinguent par l'importance que revêt très
fréquemment l'investissement du locuteur de l'histoire (au sens
linguistique).
V.1.iii. Les solutions et les manières de les aborder
Les paracosmies apparaissent toujours dans des domaines où
un recours expérimental, à une autorité, est, en principe,
possible. Pour cela, les chercheurs verront toujours une solution à
une paracosmie comme résultat d'une théorie générale.
On ne peut donc voir ces paradoxes selon le lieu commun des "remparts contre
les préjugés". Ces deux traits les distinguent résolument
des autres paradoxes : les paradoxies et paralogies sont, au contraire,
attaquées directement, pour elles-mêmes.
Par ailleurs, la discussion de nombreuses paradoxies montre
un phénomène important de reformulations successives ou parallèles
du paradoxe, de réinterprétation de l'histoire, soit pour
éliminer soit pour restaurer le paradoxe. La durée de vie
de leurs solutions est donc particulièrement faible. Pour les autres
paradoxies, majeures, les solutions proposées ont une durée
de vie plus longue mais font rarement très longtemps l'unanimité
à l'intérieur de la discussion.
Les paralogies, elles, voient souvent apparaître
deux camps opposés, même si l'un est peu nombreux, chacun
défendant, pour l'essentiel une des deux branches de raisonnement
menant à la contradiction. Leur discussion est marquée par
une extrême rigidité des positions.
V.1.iv. Les aspects généraux de la discussion
Sur un plan plus global, l'aspect général des
discussions est également différent. Pour les paradoxies,
le contexte est celui d'une époque de science triomphante, où
la logique est en position forte, le scientifique est un artisan nombreux
et les idées de la discussion sont diffusées dans d'autres
domaines. Pour les paracosmies la discussion se restreint à un domaine
de recherche, est peu connectée à d'autres débats
et est peu ramifiée. Pour les paralogies, de nombreuses problématiques
extérieures sont versées au débat.
V.1.v. Intérêt, vision de l'autre et volume de la discussion
Les paradoxes sont quasi systématiquement envisagés
comme des énigmes, c'est-à-dire comme des problèmes
à résoudre. La manière de voir les autres et
leurs solutions est souvent typique. Pour les paradoxies : "on peut retrouver
le paradoxe même avec leur solution" ou "leur solution est beaucoup
trop brutale et interdit tel phénomène absolument non problématique".
Pour les paracosmies les autres solutions sont surtout marquées
de désintérêt, qualifiées de dépassées
ou d'erronées. Pour les paralogies, les autres (plus que leurs solutions)
sont qualifiés de "fous", "stupides", etc.
Dans les trois cas, la solution d'un paradoxe par un sujet
lui apparaît généralement évidente (ou au moins
indiscutable).